J'entre au local de Samajam mercredi soir avec un certain enthousiasme...Dans quelques minutes, je vais rencontrer mon groupe avec lequel je vivrai des moments forts durant les quatre-vingts dix prochains tours de trotteuse. Chaque fois, le moment qui précède le cours est toujours spécial. Toujours comme un petit rituel où je prends plaisir à placer mes instruments, tout en focusant sur ce qu'il faudra communiquer en musique.
Sauf que ce soir, tout sera différent. Tout sera plus intense. Tout sera plus senti. Tout sera plus vif. Tout sera plus vrai. Et tout sera plus enrichissant. Mais, tout cela, je ne vais que le constater après coup, car pour l'instant, tout ce que je sais, c'est qu'un groupe d'une dizaine d'ados sont sur le point de découvrir le tambour et ses bienfaits.
Ils entrent timidement dans le local, en file indienne. J'ai à peine le temps de retourner la tête qu'un bonhomme vient s'introduire à moi avec un grand sourire: « Salut, je m'appelle Shadé ». Je lui rends son sourire, puis j'accueille le reste du groupe. Tout de suite, je sens leur bonne humeur, leur joie d'être ici. Ils sont issus du même groupe d'âge ou à peu près, et ils sont pour la plupart silencieux, attentifs à ce qui se passe autour d'eux. Je les fais asseoir en demi-lune, déposant tambours et tapis de sol devant eux.
Puis, je m'installe derrière mes duns, après avoir fait une petite réunion de dernière minute avec mes comparses Éric et Marie-Ève. Nous sommes si heureux d'être là. Lentement, Éric s'introduit au groupe, leur souhaitant la bienvenue, tout en s'assurant que chacun soit à l'aise. Dans le plus grand silence, nous introduisons nos apprentis au kuku. Et spontanément, tous posent leurs mains sur la peau du djembé, afin d'en ressentir les vibrations. Certains ferment les yeux, un sourire prenant forme sur leur visage, alors que d'autres ont les sourcils froncés, le regard fixés sur nos mains et, dans mon cas, sur mes bâtons de duns qui battent la mesure. Jamais je n'ai vu un groupe aussi attentif, aussi connecté à ce que nous jouons.
Ces cinq premières minutes étant écoulées, le rythme prend fin et tous les regards reviennent se poser sur nous, l'hypnose momentanée s'étant évaporée. Éric demande à chacun de témoigner sur ce qu'il vient de ressentir. Chacun a une façon bien à lui de s'exprimer, certains ayant ressenti les vibrations, d'autres ayant perçu les différences entre les textures du rythme. C'est donc bon signe pour avancer, pour continuer à cheminer.
La prochaine étape consiste à faire jouer tout ce beau monde ensemble. Pas une mince tâche car tous sont enthousiastes et fébriles, ce qui se traduit par une tendance automatique à vouloir tapoter de leur instrument. Mais, suffit d'un seul geste de la responsable et tout le monde retrouve leur calme et leur concentration, obéissant aux doigts et à l'oeil de leur supérieure. Les prochaines minutes s'écoulent sans que personne n'ait conscience du temps qui passe, les frappes sur le tambour nous transportant tous dans un monde où les horloges n'existent pas.
Graduellement, petit à petit, la cacophonie du départ se métamorphose en une synchronie où les sons sont enchaînés, où la tendance à ne former qu'un seul et même groupe jouant à l'unisson s'installe et se manifeste de façon claire. En utilisant le tableau et en formant des symboles caractéristiques, on en arrive à leur inculquer le sens du rythme à la perfection. Dans leur pieds, dans leurs mains, et surtout, dans leur visage, il y a quelque chose de beau et d'unique qui se crée. Ce quelque chose est bien spécial, et c'est la première fois que je le perçois de manière aussi tangible.
Comme toute bonne chose a une fin, le cours se termine par une apothéose de bonne humeur. La responsable vient à notre rencontre et les yeux embués, elle nous remercie chaleureusement du moment magique que nous avons vécu. Je dois dire que pour moi aussi, je suis extrêmement touché par son témoignage, car ce groupe de jeunes ados vient d'accomplir un pas de géant. Ils ont vibrer, en ressantant la résonance du tambour lorsqu'ils ont touché la peau de leur instrument. Cette image va rester longtemps gravée dans ma mémoire.
Et c'est en les reconduisant à leur autobus que le sentiment d'accomplissement m'a submergé. En ne disant pas un mot et en dressant mon pouce, mon index et mon majeur pour former le signe «I love you» contre mon coeur, la dizaine de jeunes sourds qui, l'instant de quatre vingt dix minutes, ont prouvé avec brio qu'ils pouvaient réussir à passer par-dessus leur handicap, m'ont répondu avec l'étincelle dans les yeux et le sourire au visage...J'en vibre encore...