18h20. Je quitte Saint-Luc, djembé sur le dos, direction Samajam métro Joliette. Dehors, il vente et il neige à plein ciel. En traversant le parc, et en ayant clairement l'impression que mes traces de pas s'effacent en une nanoseconde au fur et à mesure que je marche, j'arrive, la figure mouillée par les flocons, au local et je me dépêche à y laisser manteaux, mitaines et foulard. J'ai juste trop hâte d'essayer mon djembé qui a enfin mué! Oui, il a eu une opération qui lui a fait mué de peau et en même temps, de voix! Une belle peau de chèvre 100% naturelle, pas complètement rasée, qui donne au toucher la sensation de frotter sur quelque chose de piquant un peu, mais lisse à la fois. Et ce que j'avais hâte de la faire parler ma peau!! Oh lala! Et bien j'ai été drôlement bien servi!
L'échauffement habituel de ce soir consiste à du
Kuku et à du
Makru. La tempête faisant rage dehors, les gens ont décidé de rester chez eux à se bécoter probablement, Valentin l'y obligeant. Il y a donc moitié moins de monde que d'habitude, probablement une trentaine. J'ai les doigts assez rouillés alors j'y vais molo avec les frappes. Puis, Catherine arrive avec son gros manteau encore plein de neige, et nous sommes fin prêts pour passer une autre soirée intense, et bon dieu, ce fut une des soirées les plus belles que j'ai passées à Samajam, et dieu sait que j'en ai vécues des soirées inoubliables à cet endroit.
«Salut tout le monde! Ce soir, en l'honneur de la Saint-Valentin, j'ai décidé de nous offrir un cadeau, et de changer la formule du cours. Pas de rythmes ce soir, on expérimente les solos!!» J'ai failli sauter au plafond. Trop cool comme coïncidence, je ne pouvais demander mieux! Au diable les règles, les temps, on décroche, on s'éclate et on fait juste jouer!!! Yeah!!! Le groupe forme un immense cercle, Catherine y place en son centre son superbe djembé Moperc bien attaché sur son support, et la formule du cours est bien simple. Chaque personne défile à tour de rôle pour aller jouer au centre un solo pendant que le groupe tient le rythme, en l'occurence le
Rabodae. Pendant 3 minutes, on assiste à un moment de créativité inégalé, à un instant carrément hallucinant, peu importe la personne qui joue.
Lumières tamisées, sans aucune parole (la seule règle étant de ne pas parler pour briser la magie de la musique), chaque personne s'exécute. De la mère ayant pris un break de ses enfants trop turbulents, à la grand-mère qui veut avoir du plaisir, au comédien ayant vécu trop de stress dans sa journée à l'avocate qui chercher à décompresser, il y a une conclusion irrévocable qui saute aux yeux après un tel exercice: tout le monde a du rythme. Tous peuvent produire des moments éphémères qui jettent à terre tellement c'est de toute beauté. Si je vous disais ce soir qu'un des plus beaux solos a été exécuté par une bonne vieille dame d'une soixantaine d'années qui a "brisé sa barrière" en plongeant littéralement dans son monde à elle. Car afin de pouvoir faire un solo de percussions, la clé réside à se connecter à ce que l'on ressent là, maintenant, tout de suite. Et c'est ça qui provoque la magie de la chose. Autant on est timide au début en prenant contact avec l'instrument et les centaines de paires d'yeux qui nous regardent, autant après un certain laps de temps on en vient à une déconnexion complète du cerveau avec l'esprit. Le cerveau entre en contact avec un autre univers, une autre énergie, celle de l'émotion, du senti.
Et c'est en plein ce que la vieille dame a réussi à accomplir. Elle a connecté directement à son senti à elle, prenant sa place, et elle a joué avec une telle fougue et une telle créativité que tout le monde en a eu le souffle coupé. Il faut dire que Catherine Dajczman a une grande force, celle du "contrecrissme". Elle nous convaint sans effort de se foutre de tout, de comment on joue, de notre peur, des gens autour...Fais juste vivre le moment présent. C'est tout, la seule et unique chose que ça prend pour réussir à jouer sans se forcer, c'est de se mettre en mode plaisir et sensation. Ainsi, plus de cinquante personnes ce soir on pu enfin devenir de vrais musiciens, qui non seulement apprennent des rythmes mais qui savent qu'ils sont capables de produire quelque chose de plus grand et de plus créatif encore.
Après avoir entendu de si belles choses, voir de si belles personnes s'épanouir devant mes yeux, je suis gonflé à bloc pour attaquer mon solo. Vient enfin mon tour. Catherine me regarde avec son regard mi-défiant, mi-taquin. Je lui fais signe que je veux jouer sur mon djembé, car je sens tellement que ma peau veut crier, veut s'exprimer, veut enfin pouvoir parler! Alors, doucement, je m'avance au milieu du cercle, j'ancre mes deux pieds au sol, j'écoute les frappes du derrière moi et je prends une grande inspiration. C'est parti! Juste à écrire ces lignes, j'en ai des frissons. Mes frappes sur la peau résonnent si fort que j'en suis déstabilisé pour une fraction de secondes, juste le temps de me rendre compte que la magie du senti fait son oeuvre. Mes mains bougent toutes seules, savent d'avance où, selon quel angle, avec quelle intensité elles vont frapper. Et pendant ce temps, je regarde Catherine droit dans les yeux, j'oublie tout ce qui a alentour de moi, pour ensuite revenir dans le cercle et continuer à jouer, de plus en plus vite, avec de plus en plus d'énergie, le tempo monte, mes mains continuent à frapper, j'ai mal aux muscles, je m'en fous il faut continuer, le tempo augmente encore, les croches sont devenues des quadruples et quintuples croches, puis, sans réfléchir, je fais l'appel classique, et mon solo meurt parmi les dernières notes du
Rabodae.
Totalement grisé par le pouvoir sonore que je détiens entre mes mains, j'écoute les gens applaudir mais il me faut quelques secondes pour retomber. D'ailleurs, c'est le cas de pas mal tout le monde présent. Catherine clôture le cours par sa question fétiche quelque peu modifiée. «Nommez-vous et demandez quel cadeau vous aimeriez que la vie vous apporte dans les mois à venir.» Et j'ai répondu: «Je demande de revivre des soirées aussi belles et extraordinaires que celles dont je viens de vivre.» Et sans l'ombre d'un doute, cette demande était partagée inconsciamment par tous et chacun ayant vécu cette extraordinaire expérience.