jeudi 23 août 2012

Le djembé et le mortier

Voici une des nombreuses histoires d'Ousmane Faye, un Africain que j'ai eu la chance de croiser dans mon voyage au Sénégal. Il était le gardien de sécurité de notre auberge et c'est un homme avec lequel j'ai eu beaucoup de plaisir à discuter. Je me souviendrai toujours de cette histoire qu'il m'a racontée un bon matin, vers les huit heures, alors que je venais à peine d'ouvrir les yeux. Après la douche à l'eau froide, chassant la brume de la nuit, je descendais chaque matin le grand escalier en granit, taillé à même la falaise, pour rejoindre la mer et ses vagues. Là, très exactement au bord du continent africain, mon regard se portait le plus loin possible, et je me laissais transporter par le son de l'eau et la fraîcheur du sable sous mes pieds, mon esprit tentant d'intégrer toutes les émotions emmagasinées par les évènements de mon voyage. Par contre, ce matin-là, Ousmane m'attendait déjà, assis au sommet de l'immense bloc de pierre, et je vins vers lui.


En m’apercevant, il fit signe de m'asseoir près de lui, et pendant de longues minutes, seules les vagues brisèrent le silence apaisant entre nous deux. Puis, soudain, Ousmane me dit ceci:

Martin, est-ce que tu sais pourquoi le djembé possède cette forme si particulière, si tu te l'imagines sans corde ni peau?

Je le regardai incrédule, surpris que notre discussion débute ainsi. Ousmane est un homme qui parle peu, mais quand il ouvre la bouche, notre oreille n'a pas le choix d'écouter. Et c'est ainsi, assis les pieds ballants, hypnotisé par les aigles qui chassaient leur proie matinale, que j'écoutai chaque parole de mon nouvel ami.


«Il y a très longtemps, avant que le djembé n'existe, les gens communiquaient à l'aide du mortier, soit la coupole où on broie des aliments avec un pilon. Dans ces temps-là, la taille du mortier était très grosse, si bien qu'on pouvait broyer des céréales en grosse quantité avec plusieurs paires de bras qui maniaient chacun leur pilon. Quand il venait à manquer de nourriture, les gens frappaient leur mortier de toutes leurs forces avec le pilon, si bien que le bruit ainsi créé par la coupole vide se faisait entendre à des kilomètres. Ce bruit avait une signification très importante dans le village. Dès que quelqu'un entendait ce son, cela signifiait automatiquement qu'un villageois manquait de céréales, de nourriture, puisque son mortier était vide! Et plus le mortier est vide, plus le son qui en émane est fort! Et plus loin on se situe du mortier, plus le bruit perçu est fort et amplifié. Alertés, les voisins envoyaient donc aussitôt un "messager" (souvent un enfant) venir porter un sac de céréales à la porte du domicile d'où provenait le son afin de rendre service à celui qui ne pouvait pas se nourrir.
Le djembé reprend exactement le même principe. Le fût imite la coupole du mortier, qui, étant vide, émet un son très puissant. C'est un téléphone en quelque sorte. Pour avoir une meilleure écoute de l'instrument, il faut être situé loin de ce dernier, et non proche, car le son qui émane du bois voyage dans toutes les directions, interpellant tout ceux qui sont aux alentours.»

Ousmane prend une pause en voyant mon sourire, puis il enchaîne.

« Il y a autre chose que tu dois savoir à propos de cet instrument. Le djembé est l'instrument qui est à cheval entre le concept de mort et de vie. Lorsque tu frappes sur la peau de chèvre, la peau vivante de ta main frappe la peau morte de la chèvre. Ce choc entre deux antagonismes crée quelque chose de très vivant, de très animé, le son. Et ce son existe grâce à des matières entièrement organiques (l'arbre, la chèvre, le cotton de la corde). »

Ousmane se tait et je prends plusieurs secondes à réfléchir à toute la richesse de ses paroles. Du haut de cette falaise, au bord de l'Afrique, à la frontière entre la terre et la mer, j'ai compris pour la première fois de mon voyage que je ne viens pas ici uniquement pour l'aspect musical, mais aussi pour l'aspect humain. Qui aurait cru que je serais assis un bon matin de mai au Sénégal, en Afrique, en train de discuter avec un homme qui fait partie de cette région extraordinaire? Je ferme mes yeux à cet instant même pour laisser aller tous mes sens. Le contact du sable sous mes pieds. L'odeur du sel de mer. Les reflets argentés du soleil qui dansent sur les vagues. Le son extraordinairement vif des vagues qui meurent sur la plage. C'est toute l'essence et la richesse de cette terre africaine qui est sous mes pieds. Très ému, je sais désormais que je ne jouerai jamais plus le djembé de la même manière.

Djeredjef Ousmane!!

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